lundi 4 mai 2020

"Moby Dick" pour le groupe des lecteurs de l'AEPR et les autres!


MOBY DICK.
Difficile de présenter la BD sans parler du roman d’Herman Melville. Et pourtant Olivier JOUVRAY, l’auteur du scénario,  nous prévient : il s’agit d’une adaptation très libre du roman.
Et c’est vrai que la BD se suffit à elle-même. Elle est construite sur ce qui est considéré comme le cœur du roman, la vengeance du capitaine Achab, mutilé au cours de sa dernière campagne par un cachalot monstrueux, Moby Dick.
Illustrée et colorée par Pierre ALLARY, l’ouvrage est vraiment magnifique, du moins pour un néophyte de la BD.
La personnalité sombre du capitaine est mise en valeur tant par le dessin que par les couleurs. Le découpage de l’histoire est fidèle au roman si l’on prend comme postulat de départ que l’histoire racontée par la BD est celle du délire de vengeance du capitaine Achab. Trois chapitres, dans le premier Ismaël et Quiqueg se rencontrent et deviennent amis. Le bateau commence son périple, au bout de quelques jours, Achab apparaît. C’est alors le début du deuxième chapitre, sans doute celui qui s’éloigne le plus du roman. Ici on suit dessin après dessin, page à page, la montée de la folie d’Achab, la tentative de résistance du second, Starbuck et l’envoutement de l’équipage. Jusqu’au paroxysme, le corps à corps si l’on peut dire entre le « Léviathan » et Achab : c’est le troisième chapitre.
Olivier Jouvray et Pierre Allary consacrent trente pages au premier chapitre, soixante au deuxième et vingt-trois au troisième. Pour Herman Melville, si l’on prend les mêmes repères, ce sont cent cinquante pages pour la première partie, quatre cent trente neuf pour la seconde et trente quatre pour la dernière.
La BD, relatant la partie la plus sombre du roman est… sombre. Sombre mais épique, atrocement exubérante, tragiquement démente…
Le deuxième chapitre est construit en regroupant quelques passages du roman qui racontent l’attente d’Achab, mais quelque soit le talent du scénariste il a sans doute été difficile de choisir parmi tout ce qui concerne le capitaine, tellement Melville mêle ces passages à ce qui demeure, selon lui, l’objet principal de son livre : un témoignage ou plutôt une recherche documentaire sur la pêche au cachalot.
Sombre donc cette aventure maritime et humaine.   
Et pourtant l’œuvre  de Melville est considérée par beaucoup de critiques comme l’un des deux romans américains le plus comique du XIXème siècle, avec « Huckleberry Finn » de Mark Twain. Alors…
Autant la partie traitée dans la BD ne nécessite aucune référence, tant le sujet traité semble éternel, la vengeance et la folie qui peut entraîner un homme aux pires accès, autant la compréhension du roman de Melville est facilitée si l’on ne perd pas de vue qu’il s’agit, aussi, d’une chronique historique sur les cétacés et leur pêche écrite en 1852 par un américain.
1852, Melville a 33 ans, il a connu des fortunes diverses, exercé des professions variées, instituteur remplaçant dans une petite école de campagne, marin de commerce, matelot sur un baleinier, matelot sur un navire de guerre de USA…
1850, l’Amérique est indépendante depuis1783, date du traité de Paris, 73 ans, ce n’est pas beaucoup…Soixante treize ans qui ont vu l’Amérique passer de la colonie anglaise à un état de plus en plus puissant. Mais en 1850 la mue est loin d’être terminée. La traite des esclaves est interdite mais pas l’esclavage…
 La guerre de Sécession débutera en 1861 pour se terminer en 1865.
En 1802 Napoléon vend la Louisiane aux américains, mais la Louisiane de 1802 c’est au moins autant que le reste de l’Amérique à l’époque.
1814, l’Espagne vend la Floride à l’Amérique, 1845, annexion du Texas.
1848, fin de la guerre avec le Mexique, les USA annexent un territoire immense comprenant, l’Utah, le Colorado, la Californie, le Nevada et l’Arizona.
1859, parution de « « L’origine des espèces », de Darwin. HM ne pouvait donc connaître les thèses évolutionnistes quand il indique que la création de l’homme date d’il y a 6 ou 8 000 ans.
L’’œuvre de Melville ne peut cependant se réduire ni à l’histoire d’Achab ni à la chronique historique sur la pêche à la baleine.
Elle foisonne de commentaires sur la religion, la politique et la justice, voire sur les fondements des sociétés…
Très méfiant voire résolument critique envers la société puritaine américaine intolérante vis-à-vis de tous les autres cultes, ironisant les diverses sectes qui fleurissent à l’époque, il n’hésite pas à écorcher ce qui fait la fierté des américains de l’époque. Ceci lui vaudra un accueil très réservé de la haute société américaine. Après son « Vareuse blanche » publié en 1849, qui dénonçait les abus en vigueur sur les navires de guerre américains, « Moby Dick » n’est pas fait pour arranger les choses.
Pour conclure il m’a semblé intéressant de citer le passage sur « poisson attrapé, poisson perdu » qui met en relief l’humour  noir de Melville et ses penchants politiques.
« Il arrive souvent que lorsque plusieurs navires sont en croisière sur le même parage l’un d’eux tue une baleine, celle-ci lui échappant pour être tuée et prise par un autre, ce qui entraîne indirectement quantité de petits imprévus à partir d’une même cause : la propriété de la prise.
Les pêcheurs américains ont été leurs propres législateurs et hommes de loi en ce domaine. Ils ont élaboré un système qui, dans sa concision et son intelligibilité, l’emporte sur les Pandectes de Justinien et les arrêtés municipaux de la Société chinoise pour la répression du goût de se mêler des affaires des autres.
I : Un poisson amarré appartient à qui l’a amarré.
II : Un poisson perdu appartient au premier qui le prend

Un adage courant ne dit-il pas que la propriété fait la moitié de la loi, sans se soucier de la manière dont une chose a été acquise. Mais souvent la propriété fait toute la loi. Que sont les muscles et les âmes des serfs russes et les esclaves républicains sinon des poissons attachés dont la propriété fait loi absolue ?
Qu’est le revenu de cent mille livres de l’archevêque de Sauvez-vos-âmes, provenant de la saisie du misérable pain et du fromage de centaines de milliers de travailleurs rompus (assurés du ciel sans le secours de Sauvez-vos-âmes), qu’est-ce donc ce revenu sinon un poisson amarré ?
 Qu’est l’Irlande pour le redoutable harponneur qu’est John Bull, sinon un poisson amarré ? Qu’est le Texas pour ce lancier apostolique frère Jonathan, sinon un poisson amarré ? Pour tous ceux-là la propriété n’a-t-elle pas force de loi ?
Si la doctrine du poisson amarré est joliment applicable en général, celle, proche parente, du poisson perdu, l’est encore davantage, internationalement et universellement.
Qu’était l’Amérique, en 1624, sinon un poisson perdu sur lequel Colomb planta les couleurs espagnoles afin de la repérer pour le bénéfice de ses souverains ? Que fut la Pologne pour le Tsar ? La Grèce pour les Turcs ? L’Inde pour l’Angleterre ? Que sera le Mexique pour les État-Unis pour finir ? Tous des poissons perdus.
Que sont les Droits de l’homme et la liberté sinon des poissons perdus ? Que sont les idées et les opinions de tous les hommes sinon des poissons perdus ? »