MOBY
DICK.
Difficile de présenter la BD sans parler du roman d’Herman
Melville. Et pourtant Olivier JOUVRAY, l’auteur du scénario, nous prévient : il s’agit d’une
adaptation très libre du roman.
Et c’est vrai que la BD se suffit à elle-même. Elle est construite
sur ce qui est considéré comme le cœur du roman, la vengeance du capitaine
Achab, mutilé au cours de sa dernière campagne par un cachalot monstrueux, Moby
Dick.
Illustrée et colorée par Pierre ALLARY, l’ouvrage est
vraiment magnifique, du moins pour un néophyte de la BD.
La personnalité sombre du capitaine est mise en valeur tant
par le dessin que par les couleurs. Le découpage de l’histoire est fidèle au
roman si l’on prend comme postulat de départ que l’histoire racontée par la BD
est celle du délire de vengeance du capitaine Achab. Trois chapitres, dans le
premier Ismaël et Quiqueg se rencontrent et deviennent amis. Le bateau commence
son périple, au bout de quelques jours, Achab apparaît. C’est alors le début du
deuxième chapitre, sans doute celui qui s’éloigne le plus du roman. Ici on suit
dessin après dessin, page à page, la montée de la folie d’Achab, la tentative
de résistance du second, Starbuck et l’envoutement de l’équipage. Jusqu’au
paroxysme, le corps à corps si l’on peut dire entre le « Léviathan »
et Achab : c’est le troisième chapitre.
Olivier Jouvray et Pierre Allary consacrent trente pages au
premier chapitre, soixante au deuxième et vingt-trois au troisième. Pour Herman
Melville, si l’on prend les mêmes repères, ce sont cent cinquante pages pour la
première partie, quatre cent trente neuf pour la seconde et trente quatre pour
la dernière.
La BD, relatant la partie la plus sombre du roman est…
sombre. Sombre mais épique, atrocement exubérante, tragiquement démente…
Le deuxième chapitre est construit en regroupant quelques
passages du roman qui racontent l’attente d’Achab, mais quelque soit le talent
du scénariste il a sans doute été difficile de choisir parmi tout ce qui
concerne le capitaine, tellement Melville mêle ces passages à ce qui demeure,
selon lui, l’objet principal de son livre : un témoignage ou plutôt une
recherche documentaire sur la pêche au cachalot.
Sombre donc cette aventure maritime et humaine.
Et pourtant l’œuvre
de Melville est considérée par beaucoup de critiques comme l’un des deux
romans américains le plus comique du XIXème siècle, avec « Huckleberry
Finn » de Mark Twain. Alors…
Autant la partie traitée dans la BD ne nécessite aucune
référence, tant le sujet traité semble éternel, la vengeance et la folie qui
peut entraîner un homme aux pires accès, autant la compréhension du roman de
Melville est facilitée si l’on ne perd pas de vue qu’il s’agit, aussi, d’une
chronique historique sur les cétacés et leur pêche écrite en 1852 par un
américain.
1852, Melville a 33 ans, il a connu des fortunes diverses,
exercé des professions variées, instituteur remplaçant dans une petite école de
campagne, marin de commerce, matelot sur un baleinier, matelot sur un navire de
guerre de USA…
1850, l’Amérique est indépendante depuis1783, date du
traité de Paris, 73 ans, ce n’est pas beaucoup…Soixante treize ans qui ont vu
l’Amérique passer de la colonie anglaise à un état de plus en plus puissant.
Mais en 1850 la mue est loin d’être terminée. La traite des esclaves est
interdite mais pas l’esclavage…
La guerre de
Sécession débutera en 1861 pour se terminer en 1865.
En 1802 Napoléon vend la Louisiane aux américains, mais la
Louisiane de 1802 c’est au moins autant que le reste de l’Amérique à l’époque.
1814, l’Espagne vend la Floride à l’Amérique, 1845,
annexion du Texas.
1848, fin de la guerre avec le Mexique, les USA annexent un
territoire immense comprenant, l’Utah, le Colorado, la Californie, le Nevada et
l’Arizona.
1859, parution de « « L’origine des
espèces », de Darwin. HM ne pouvait donc connaître les thèses
évolutionnistes quand il indique que la création de l’homme date d’il y a 6 ou
8 000 ans.
L’’œuvre de Melville ne peut cependant se réduire ni à
l’histoire d’Achab ni à la chronique historique sur la pêche à la baleine.
Elle foisonne de commentaires sur la religion, la politique
et la justice, voire sur les fondements des sociétés…
Très méfiant voire résolument critique envers la société
puritaine américaine intolérante vis-à-vis de tous les autres cultes, ironisant
les diverses sectes qui fleurissent à l’époque, il n’hésite pas à écorcher ce
qui fait la fierté des américains de l’époque. Ceci lui vaudra un accueil très réservé
de la haute société américaine. Après son « Vareuse blanche » publié
en 1849, qui dénonçait les abus en vigueur sur les navires de guerre
américains, « Moby Dick » n’est pas fait pour arranger les choses.
Pour conclure il m’a semblé intéressant de citer le passage
sur « poisson attrapé, poisson perdu » qui met en relief
l’humour noir de Melville et ses
penchants politiques.
« Il arrive souvent que
lorsque plusieurs navires sont en croisière sur le même parage l’un d’eux tue
une baleine, celle-ci lui échappant pour être tuée et prise par un autre, ce
qui entraîne indirectement quantité de petits imprévus à partir d’une même
cause : la propriété de la prise.
Les pêcheurs américains ont
été leurs propres législateurs et hommes de loi en ce domaine. Ils ont élaboré
un système qui, dans sa concision et son intelligibilité, l’emporte sur les
Pandectes de Justinien et les arrêtés municipaux de la Société chinoise pour la
répression du goût de se mêler des affaires des autres.
I : Un poisson
amarré appartient à qui l’a amarré.
II : Un poisson
perdu appartient au premier qui le prend
Un adage courant ne dit-il pas
que la propriété fait la moitié de la loi, sans se soucier de la manière dont
une chose a été acquise. Mais souvent la propriété fait toute la loi. Que sont
les muscles et les âmes des serfs russes et les esclaves républicains sinon des
poissons attachés dont la propriété fait loi absolue ?
Qu’est le revenu de cent mille
livres de l’archevêque de Sauvez-vos-âmes, provenant de la saisie du misérable
pain et du fromage de centaines de milliers de travailleurs rompus (assurés du
ciel sans le secours de Sauvez-vos-âmes), qu’est-ce donc ce revenu sinon un
poisson amarré ?
Qu’est l’Irlande pour le redoutable harponneur
qu’est John Bull, sinon un poisson amarré ? Qu’est le Texas pour ce
lancier apostolique frère Jonathan, sinon un poisson amarré ? Pour tous
ceux-là la propriété n’a-t-elle pas force de loi ?
Si la doctrine du
poisson amarré est joliment applicable en général, celle, proche parente, du
poisson perdu, l’est encore davantage, internationalement et universellement.
Qu’était l’Amérique,
en 1624, sinon un poisson perdu sur lequel Colomb planta les couleurs
espagnoles afin de la repérer pour le bénéfice de ses souverains ? Que fut
la Pologne pour le Tsar ? La Grèce pour les Turcs ? L’Inde pour
l’Angleterre ? Que sera le Mexique pour les État-Unis pour finir ?
Tous des poissons perdus.
Que sont les Droits de
l’homme et la liberté sinon des poissons perdus ? Que sont les idées et
les opinions de tous les hommes sinon des poissons perdus ? »