Le Domaine des murmures.
Du Domaine des murmures.
Carole
Martinez.
Ce roman a été récompensé par le prix Goncourt des lycéens en 2011. Il obtient également
le prix du roman historique de Levallois, le prix des lecteurs de Corse, le
prix des lecteurs des Écrivains de Sud et enfin le prix Marcel-Aymé en 2012.
L'histoire débute en 1187, Esclarmonde, fille d'un petit
châtelain d'un fief situé dans le Jura refuse de se marier et fait le vœu de
rester vivre cloitrée dans une cellule construite à côté de la chapelle du
château. Elle s'y fait donc emmurer mais, juste avant cela, elle est violée et
accouche dans sa cellule d'un fils, Elzéar, à qui sera attribuée une origine
mystique voire divine alors qu'il est le fruit du viol incestueux d'Esclarmonde
par son père. Elle- même devient une sorte de sainte que les pélerins viennent
consulter de très loin. Pour que son père expie son crime elle le force à
participer à la croisade contre Saladin avec l'empereur Frédéric Barberousse,
il meurt lors de cette croisade. Esclarmonde doit se résigner à se séparer de
son fils âgé de 3 ans et meurt dans l'incendie de la chapelle où se trouve sa
cellule. Son fils, adopté par la châtelaine, deviendra le nouveau seigneur du
Domaine des Murmures.
Le cadre naturel et historique est bien réel : il s'agit de
la vallée de la Loue (dans le Doubs), lors de la troisième croisade menée
notamment par l'empereur germanique Frédéric 1er dit Barberousse. Amey de
Montfaucon, Berthe et Amaury de Joux... ont réellement existé.
En revanche, le château de Hautepierre et ses habitants sont
issus de l'imagination de l'auteur. Jusque-là, rien que de très normal pour un
roman...
Roman historique épique mais la poésie aussi est présente dans
le regard que Carole Martinez porte sur les lieux qu’elle dessine ou plutôt
qu’elle suggère, dès les premières pages quand elle nous fait entendre les
murmures de la recluse.
De sa cellule, Esclamonde nous transporte sur les traces des
croisés en marche vers Saint Jean d’Acre et nous fait partager leur sort
jusqu’à la mort de son père.
Histoire,poésie lorsqu'elle rêve dans sa prison de pierre,
elle traverse l'enfer en voyant par les yeux de son père les souffrances et la
mort des croisés sous un soleil maléfique. Poésie encore quand sa voix siège de
sa puissance fait disparaître la mort du village jusqu’au moment où cesse l’enchantement dès que la parole lui
est ôtée.
Un conte aussi avec son indispensable fée incarnée par
Bérengère, la guérisseuse au service de Douce, la belle-mère d'Esclarmonde nous
enchante. Sorte de géante sensuelle habillée de vert, son influence et son identification
à la nature nous accompagnent tout au long du roman. Elle deviendra la Dame
Verte de la Loue, fée des eaux entre la vouivre et Mélusine, aux "cheveux
aussi verts que des algues."
Terrible à bien des égards, il nous transporte certes à une
époque révolue. Mais il demeure cependant d'une modernité étonnante. Loin de
l'amour courtois, il nous donne à voir la violence des moeurs et la condition
des femmes au Moyen Age ; emmurée, Esclarmonde est plus vivante et libre que
beaucoup de ses contemporaines ; solitaire, elle est pourtant toute entière
liée à sa famille, son fils, son père, ses proches, ses contemporains…
Les personnages secondaires sont aussi
attachants et vrais, tel un Lothaire repenti et voué à un amour platonique et
déchirant, ou une Bérengère, se jetant à corps perdu dans son amour pour son
Martin.
Ils portent l'intrigue et font avancer le récit.
Et puis, comme à la fin d’un conte, il faut retenir une leçon
ou un message nous avons le choix entre l’amour que porte Esclarmonde à son fils et la volonté
de célébrer le destins de femmes qui peuvent s'élever au-dessus des barrières
imposées par les hommes pour réaliser leur destinée : Esclarmonde en guidant
les âmes, Douce en dirigeant le domaine, Bérengère en s'appropriant les forces
de la nature...
Certes, notre "époque n'enferme plus si facilement les
jeunes filles".
En conclusion si vous n’avez pas encore visité le Domaine des murmures, n’hésitez pas faites un détour aventurez-vous au domaine des Murmures et laissez-vous ensorceler.
Pour le
plaisir, quelques lignes de ce beau roman :
Le début du
roman, la découverte du château…
« Une
brise légère nous caresse le visage, elle joue sur nos cheveux, nous fait
plisser les yeux, elle nous chatouille dans le creux de l’oreille. La rumeur
éolienne incline les herbes folles. Comme au passage d’une traîne. Ça susurre
quelque chose, une peine lointaine, ça s’effiloche en l’air.
Nous avançons à
contre-vent dans ce long chuchotement qui semble s’échapper des pierres.
Et tout ce
chemin que nous venons de parcourir, cette forêt et ces bois profonds, ce
parfum d’humus et cette rivière aux boucles vertes que nous savons en contrebas,
tout cela se dérobe et paraît irréel. La forteresse entière vacille sous nos
yeux. Car ce château n’est pas seulement de pierres blanches entassées sagement
les unes sur les autres, ni même de mots écrits quelque part en un livre, ou de
feuilles volantes disséminées de-ci de-là comme graines, ce château n’est pas
de paroles déclamées sur le théâtre par un artiste qui userait de sa belle voix
posée et de son corps entier comme d’un instrument d’ivoire.
Non, ce lieu
est tissé de murmures, de filets de voix entrelacées et si vieilles qu’il faut
tendre l’oreille pour les percevoir. De mots jamais inscrits, mais noués les
uns aux autres et qui s’étirent en un chuintement doux.
Un menu souffle
se lève sur le blanc de la page, se faufile entre les pierres, nous remue
l’âme, et c’est dans son haleine que s’esquisse l’ombre vibrante d’un château
semblable à ceux qu’on se bâtissait enfant. Et ce sanctuaire spectral dévore le
monument majestueux qui se tenait historique et solide sous nos yeux, il y a
quelques secondes à peine. Les murmures dessinent des ombres fugitives sur sa
façade austère et nous attendons le cœur battant, nous attendons d’y voir plus
clair.
La tour
seigneuriale se brouille d’une foule de chuchotis, l’écran minéral se fissure,
la page s’obscurcit, vertigineuse, s’ouvre sur un au-delà grouillant, et nous
acceptons de tomber dans le gouffre pour y puiser les voix liquides des femmes
oubliées qui suintent autour de nous. »
Esclamonde devient l’emmurée, la mère du miracle…
« Et tandis
qu’il dormait, la rumeur s’enflait, grondait, s’étalait sur le fief des
Murmures, la rumeur dépassait le grand calvaire, elle courait sur l’horizon,
rebondissait de famille en famille, de bourgade en bourgade, empruntait la
grand-route, coupait à travers champs, une bouche touchait vingt oreilles qui
devenaient aussitôt autant de langues, et chacun se hâtait de répéter, de
raconter, d’inventer ce miracle à sa façon, avec ses mots, ajoutant des
détails, des trous aux pieds, une couronne d’épines, une auréole dorée sur mes
cheveux et sur ceux d’Elzéar, et une étoile nouvelle au ciel, un astre bleuté
si brillant que certains affirmaient l’avoir vu en plein midi et en avoir été
aveuglés le temps de réciter vingt dizaines d’Ave. Esclarmonde, la pucelle
emmurée, avait enfanté un petit ange en ce vendredi, s’extasiait-on, et cet
enfant merveilleux portait les stigmates du Christ, cet enfant parlait le
latin, récitait les Évangiles et avait déjà guéri deux lépreux et trois
paralytiques. »
Bérangère,
la fée de la Loue…
« En fait
de rires, je devais désormais me contenter de celui de Bérengère, dont
l’immense beauté s’épanouissait de jour en jour.
Chaque soir, en
quelques enjambées, elle gagnait la forêt pour y rejoindre son galant qui, à
force de caresses, lui avait poli les raideurs. À la nuit, les cris d’amour de
cette femme se répandaient dans les bois, se mêlant en automne aux brames de
langueur des cerfs et parfois même aux hurlements des loups. Vers la fin du
printemps, les amants changeaient de couche. Ils s’allongeaient sur les berges
de la Loue et, tout l’été, la jeune géante y gémissait dans le murmure des
eaux, si bien que femme et rivière semblaient jouir à l’unisson, étendues côte
à côte sous la nue, et que les mauvaises langues commençaient d’accuser ce
couple d’ogres d’ensemencer la nuit.
Elle ne se
lassait pas de son corps dont elle découvrait les charmes dans les yeux de
Martin, elle laissait enfin transparaître la grâce naturelle de ses gestes,
grâce qu’elle avait contrainte jusque-là davantage sans doute par prudence que
par pudeur. Elle avait brisé les invisibles chaînes qui l’entravaient depuis
l’enfance, cette tenue qu’on lui avait imposée, et la géante s’offrait
désormais aux frôlements du vent, à la fraîcheur des sous-bois, aux langues de
soleil. Il lui arrivait de jouir du paysage ou même d’une petite brise égarée
sous ses jupes — voluptés solitaires —, de s’accoupler avec le
monde le temps d’un courant d’air. Ses mouvements déliés agitaient ses rondeurs
et incitaient à l’amour, tout comme cette joie que le désir des fâcheux ne
parvenait pas à étouffer, cette joie qu’il lui était difficile de contenir et
qui, la débordant, fusait le jour en rires, la nuit en cris dont les
merveilleux éclats embrasaient les Murmures et se fichaient dans le cœur des
hommes comme des traits. »