mercredi 4 juin 2025

RACONTE NOUS... Quelques histoires d'un ptit zef.

         Difficile de commencer à se raconter. Pour les premières années, c'est même très difficile , voire impossible de faire le tri entre « ses » souvenirs et le souvenir de ce qui nous a été dit par nos proches, quant aux vrais souvenirs , ceux des événements qui nous viennent à l'esprit et dont nous nous rappelons comment ne pas penser ne pas penser que nous les transformons involontairement ou non.

        L'album que nous avons reçu voici maintenant quelques années est une bonne base pour démarrer. Mais son format ne m'inspire pas trop.

        Alors je vais essayer un autre chemin en partant de mon quartier de naissance: Le Rouisan ou comme j'ai longtemps cru Le Ruisan, et en suivant le calendrier des pérégrinations familiales.

        Il y aura sans doute, sans doute aucun, des digressions pour raccrocher quelques personnages ou quelques événements qui me viendront soudainement à l'esprit.

        Si cela vous intéresse il faudra suivre !

                - de ma naissance à l'évacuation de Brest:

                        - séjour à Logonna Daoulas

                        - retour à Brest

                        - retour au quartier, enfance , retour à la coop, adolescence

                        - Quimper, Savenay, le début de la vie d'adulte.

                        - L'Algérie.

                        - Et, peut-être, etc...

        Je ne promets pas que j'irai jusqu'au bout de cette aventure.

        Mais commençons !


        Je suis né le 16 mai 1939, je n'étais pas seul, nous étions deux, Marie-Louise, ma jumelle et moi.


C'est une sage-femme, madame Bougeant, qui a aidé ma mère a accouché dans le petit appartement que mes parents occupaient, juste au-dessus d'un café  à Kérébézon. il s'appelait l'estaminet de la place . Drôle de nom pour un bistrot breton !


 

Mes parents, Jeanne et Yvon, s'étaient mariés le 23 avril 1938 à Logonna Daoulas. Yvon comme l'appelait ma mère et tous les gens de la famille, s'appelait Henri Canévet pour l'état civil , Yves son deuxième prénom avait pris le pas sur Henri. Yvon est devenu Youenn pour beaucoup. Il est né le 23 septembre 1910 à Plouhinec dans le Finistère. Il avait trois sœurs, Anna, Lucie et Marie et trois frères, Clet, Louis et Albert. Jeanne, ma mère est née Creisméas le 20 novembre 1915 à Logonna-Daoulas, elle était l'aînée de six enfants, elle et ses frères, Pierre, Eugène, et Roger, et ses sœurs, Simone et Marie-Thérèse.

Cela n'avait pas été un joyeux mariage.


Mon grand-père, Jean-Pierre Creisméas était un patron pêcheur. Avant il avait fait une longue carrière dans la marine marchande. il avait navigué longtemps comme soutier sur les navires qui faisaient la liaison entre le continent à la Corse. C'était un métier pénible. Le jour ou la nuit selon ses quarts, dans la cale là où se trouvait les machines il alimentait les chaudières des machines à vapeur en charbon, moitié morceaux moitié poussier !


A cinquante ans, il avait bénéficié du droit à la retraite tout en restant inscrit maritime en pratiquant la pêche professionnelle. Il avait acheté un sloop coquiller, qu'en bon républicain il l'avait appelé « la République ». A son bord, en compagnie de ses neveux, Jean et Olivier Salaün il ratissait la rade de Brest en draguant la coquille Saint Jacques.

La saison battait son plein. Mais depuis quelques temps le bateau réclamait quelques réparations.Le mardi 13 avril il s'était résigné à rallier l'un des chantiers navals du Fret. Les réparations devant durer plusieurs jours le patron du chantier lui avait prêté un autre bateau.

        Mais ce dernier n'avait pas le même armement, « la République » était un sloop non ponté, « la Marguerite », le navire de complaisance, pour ainsi dire était ponté. Les marins auront compris l'importance de cette différence. Sur un bateau non ponté le bord du bateau, la lisse, vous arrive à la hanche, sur un bateau ponté c'est au-dessous du genou.Les manœuvres sont donc plus délicates sur un bateau ponté, surtout si on a l'habitude de naviguer sur un bateau non ponté.

        Dans la soirée, en rentrant à Logonna, le vent avait un peu forci. Quand ils arrivèrent en face de la rivière de l'Hôpital Camfrout, mon grand père et Jean durent manœuvrer la grande voile, un coup de vent fit faire une embardée au sloop, le gui ou la bôme comme on dit maintenant revint brutalement les déséquilibrer et les précipiter à l'eau. Olivier occupé à l'avant du bateau réalisa très vite ce qui s'était passé mais le temps de reprendre le contrôle du bateau il était trop tard, les deux marins avaient coulé.

        On peut imaginer les jours, les semaines et les mois qui suivirent.

        Après ce drame mon père et ma mère s’installèrent au Rouisan. Je ne sais pas si ma mère avait gardé son emploi chez monsieur et madame Bastard, épiciers dans la côte du Grand Turc, là où elle travaillait quand elle a connu mon père. Lui, il travaillait à l'arsenal de Brest comme ouvrier du port.

        Les moments difficiles n'étaient pas terminés.

        L'époque elle-même ne poussait pas à l'optimisme, la guerre était dans toutes les têtes.En mars les troupes nazies avaient envahi la Bohème Moravie, c'est à dire la Tchécoslovaquie, la guerre civile en Espagne était finie, Franco triomphait, Mussolini envahissait l'Albanie.

        Mais la nouvelle catastrophe sera familiale : en juillet ou en août ma petite sœur Marie-Louise décède des suites d'une gastro entérite. Le médecin n'était pas particulièrement délicat. « Pour elle c'est fini» dit-il en en prenant le petit corps, « Celui-ci ne vaut guère mieux » conclut-il après m'avoir examiné !

        Quand je parlais de moments difficiles...

        Deux septembre 1939:« Ordre de mobilisation générale pour tous les hommes de l'âge de mon père ».

        Le lendemain la France et l'Angleterre déclarent la guerre à l'Allemagne nazie. Ce que l'on appellera la drôle de guerre commence. En effet, les soldats sont dans leurs unités, mon père, quartier maître mécanicien est affecté à l'entretien des avions d'une escadrille de l'aéronavale.

        Peu après le décès de ma petite sœur mes parents ont déménagé, ils habitent maintenant au 32, le Rouisan. Rien ou presque ne bouge jusqu'en avril 1940 quand l'Allemagne envahit le Danemark, puis les choses se précipitent, le 10 mai c'est au tour de la Belgique, des Pays Bas du Luxembourg et de la France.

        Le 4 juin les alliés sont regroupés à Dunkerque pour un rapatriement en catastrophe. Mon père se trouve dans la région, l'escadrille à laquelle il appartient est chargée de protéger l'évacuation des troupes, elle fait ce qu'elle peut avec deux pauvres avions encore en état de voler. Mais les Allemands arrivent vite. Mon père est fait prisonnier le 23 mai. Comme lui, des milliers de soldats sont faits prisonniers près de Dunkerque. La longue colonne se met en marche.


Le nord de la France, un peu de Belgique et puis l'Allemagne et la Pologne.Le camp de prisonniers se trouve en Prusse Orientale, pas loin de la frontière russe. Plus de 500 kilomètres à pieds. Le stalag I B est atteint le 26 juin. Très vite l'afflux de prisonniers nécessite une nouvelle répartition. Les français doivent partir, direction le stalag IX B près de Francfort sur le Main. Le voyage ne se fera pas en ligne droite. Partis le 6 août du stalag I B ils n'arriveront à Francfort que le 14 octobre.

      Pendant cela à Brest tout ne va pas pour le mieux. Depuis la déclaration de la guerre ma mère recevait une partie de sa solde. Le 23 mai mon père est « porté disparu ». C'est un statut intermédiaire, l'administration ne sait pas s'il est prisonnier, s'il est déserteur ou s'il est mort. Statut intermédiaire mais traité d'une manière radicale, sans ambiguïté : Arrêt du versement de la solde !

        On peut imaginer la situation précaire d'un jeune mère affublée d'un rejeton qui braille dès qu'il a faim. Cela va durer jusqu'en mars 1941. Le temps que la Croix Rouge récupère les bulletins de l'armée allemande précisant le statut de prisonnier de guerre de mon père. La Croix Rouge transmet les renseignements à l'état français de Vichy qui rétablit enfin les droits de mon père.

        Pendant cette période elle a pu compter sur le voisinage, mademoiselle Louise la gérante de la coop, monsieur et madame Pochart, les bouchers et monsieur et madame Cloarec deux vieilles personnes dont je parlerai plus loin. Mais ce sont surtout les frères de mon père, Albert et Clet qui l'ont ravitaillé régulièrement.

Ces aides sont presque devenues vitales à la naissance de ma petite sœur, Yvonne le 3 août 1940.

En 1941 le maréchal Pétain dans son délire de collaboration a décidé de céder ce qui restait de la flotte française basée en rade de Toulon. En échange l'amiral Darlan était chargé de négocier la libération de prisonniers français.

Les allemands acceptent mais font monter les enchères, en échange de la libération des marins prisonniers la flotte ne suffira pas, ils exigent l'envoi en Allemagne de 40 000 travailleurs français, c'est le STO, service du travail obligatoire.

C’est ainsi que mon père est libéré du stalag IX B le 19 juin 1941. Il rentrera à la maison en août 1941 et retrouvera son poste à l'arsenal de Brest. Enfin une bonne nouvelle !

        Si ce n'est pas encore la fin des malheurs c'est déjà une sacrée éclaircie, même si l'homme qui revient d'Allemagne ne ressemble plus au mobilisé de septembre 1939.

        Depuis juin 1940 les brestois supportent difficilement l'occupation et les privations qui l'accompagnent mais ce sont les bombardements continuels qui perturbent le plus leur vie quotidienne.

        Les bombardiers visent l'arsenal et la base sous-marine mais à 10 000 mètres d'altitude impossible de garantir la précision. De 1940 à1944 les brestois subiront plus de 600 alertes, 165 bombardements, 4oo civils seront tués dans l'écroulement de leur maisons, 2 000 immeubles seront détruits.

        Le quartier n'est pas épargné, en 1942 une maison a été détruite deux personnes sont mortes. Le matin en entrant dans la chambre où nous dormons ma sœur et moi, ma mère découvre les dégâts, plus une vitre aux fenêtres. Des éclats sont éparpillés un peu partout, le lit d'Yvonne placé juste en face de la fenêtre est couvert de morceaux de verre.

        Avant de poursuivre il semble important de mieux connaître la famille de mon père. Son père, Louis Canévet était marin pêcheur à Poulgoazec, l'un des ports de pêche de Plouhinec, sa mère Anna Canévet était fille de friture, c'est à dire qu'elle travaillait dans l'usine de conserves de sardines de Poulgoazec.

        Ils avaient sept enfants, trois filles Anna, Lucie et Marie-Françoise, quatre garçons, Clet, Albert, Louis et Yvon, mon père. La vie n'était pas facile à Perros, le petit hameau au bord de la mer mais c'était le lot de toutes les familles de pêcheurs.

        Nous sommes en 1917, la première guerre mondiale dure déjà depuis trois ans. Mon grand-père a été dispensé de la mobilisation pour charge de famille. La guerre peut sembler lointaine. Mais depuis quelques temps les sous-marins allemands ont fait leur apparition pour empêcher les cargos d'alimenter les armées alliées en armes. D'une surveillance tatillonne les allemands sont passés à l'interdiction de sortir en mer. Finie la pêche.

         Certains poussés par la nécessité de nourrir leur famille sortent quand même. D'autres ont abandonné et ont trouvé un travail à la poudrière de Pont de Buis où l'on fabrique des munitions à tour de bras. Le premier avril cela fait déjà quelques semaines que le bateau de mon grand-père n'est pas sorti, cette fois-ci le patron a prévenu, il va falloir y aller !

        Ce qui va suivre est un peu romancé mais raconte très exactement ce qui s'est passé ce dimanche premier avril 1917. J'ai retrouvé une brochure d'Histoire locale publiée à Pont-L'Abbé dans laquelle deux profs d'histoire de l'université de Bretagne-Ouest rende compte du résultat de leurs recherche.

        Quand Henri Cabillic se réveille ce matin là, le souvenir de la dispute de la veille avec sa femme lui revient et le met de mauvaise humeur, mal à l'aise aussi, un peu.

        « Tu ne vas pas sortir en mer quand même, pas un dimanche de Pâques, je vais dire quoi, moi, au curé et autres femmes ? »

        Pas facile d’oublier la fâcherie, mais c’est pas le curé qui va nourrir la famille ni celle des autres matelots !

        Il va secouer Fanch, son fils, qui dort profondément. Aïe aïe, pas facile à lever, il a fallu qu'il sorte hier soir, à quelle heure est-il rentré ? Paraît qu'à seize ans on peut courtiser les filles maintenant! Ah! de son temps... Bon c'est vrai, il n'avait pas trop attendu non plus! Sans doute une petite ouvrière de la conserverie de Loquéran qui lui fait les yeux doux. Tu penses bien un fils de patron pêcheur...

        

Louis Canévet, lui, a déjà quitté Perros pour rejoindre Poulgoazec en suivant le chemin des douaniers. Il marche vite mais arrive à peine à se réchauffer, faut dire que ce fichu de printemps se fait attendre. L'hiver n'en finit pas, les plus vieux disent qu'ils n'ont jamais connu un froid aussi piquant! Les vraiment vieux, les plus de quatre vingt ans pourraient peut-être se rappeler, les statistiques de la météo qui situent le dernier mois d'avril aussi froid en 1837!

        Mais Louis ne connaît pas les statistiques. 

        Tout en marchant il pense à leur dernière rencontre avec le sous-marin boche qui fait le blocus de la côte sud du Finistère. Les avertissements du commandant lui reviennent en mémoire.

        

        En février un chalutier de l'île d'Yeu a éperonné un sous-marin Uboat et l'a envoyé par le fond au large de Belle Île! Les autorités allemandes sont furieuses, les ordres du Kaiser vont être strictement appliqués: tous les bateaux qui seront à moins de 20 milles des côtes seront coulés. L'officier leur a dit qu'il quittait la zone et que son remplaçant serait impitoyable.

        Mais le voilà arrivé. Peu de bateaux vont sortir ce dimanche. Il repère les équipages de la Providence de Dieu, son bateau, ceux de la Jolie Brise, et ceux de deux autres chaloupes déjà en partance. Les marins de Poulgoazec ont délaissé la petite drague et apporté les filets. Chaque matelot apporte son filet, il en est responsable et doit l'entretenir.

        Malgré le froid il a été décidé d'abandonner la pêche à la raie et la protection des batteries du cap Sizun pour essayer le gros maquereau plus au sud. Il rejoint les copains de la Providence pour les aider à embarquer le matériel, tout doit être bien rangé, tout à l'heure quand il faudra manœuvrer pour rentrer les filets il n'y aura pas beaucoup de place pour les onze hommes d'équipage.

        Henri Cabillic et Vinoc Bourhis, le patron de la "Jolie Brise", discutent, Leurs femmes insistent pour qu'ils désarment comme bien d'autres pêcheurs de Poulgoazec, paraît que la pêche est presque stoppée à Douarnenez.

        Les bateaux sont prêts, la misaine est hissée on attendra d'avoir quitté le port pour envoyer le taille vent, on ne voit pas grand’ chose au large, un vilain grain s'annonce.

        Tout en préparant les filets Louis pense à ce que viennent de dire les deux patrons: s’arrêter, c'est bien beau mais à terre il y a des bouches à nourrir, et pas qu'un peu. Il faudra peut-être faire comme quelques gratteurs de grève d'Audierne qui sont partis travailler à la poudrerie de Pont de Buis. Le vent a forci, ils sont arrivés sur les lieux de pêche, un peu plus près de la côte ils voient les deux autres bateaux qui pêchent, plus au sud la Jolie Brise a déjà lancé ses filets.

        Au loin un grain se prépare, tiens un sloop qui vient de l’ouest, les hommes occupés par la manœuvre n’y prêtent pas trop d’attention. Pourtant il est bizarre ce sloop, surtout la voilure que l’on voit mieux maintenant, ce n’est pas un sloop, c’est un sous-marin  maquillé en sloop! 

        A bord des deux chaloupes qui sont un peu plus loin c’est la panique, pas le temps de ramasser les filets, on coupe tout et direction la côte à toute allure, une chance, un gros grain s'annonce, ils vont disparaître à la vue du sous-marin et réussiront à regagner le port.

        Pour la Providence de Dieu et la Jolie Brise c'est trop tard, les premiers obus tombent sur les bateaux qui commencent à couler, les marins grimpent dans les agrès mais ils sont mitraillés...

        Aucune pitié en effet. Très vite tout est fini, en quelques instants disparaissent 20 marins pêcheurs qui laissent 43 orphelins.

        Le dimanche 1er avril 1917 tire à sa fin, mais la guerre n'est pas finie.

        Le lendemain le congrès des États Unis autorisent le président Wilson à déclarer la guerre à l'Allemagne. Dans quelques semaines les troupes américaines vont arriver à Brest, à Saint-Nazaire. Le temps des sous-marins est compté. Pas celui des souffrances ni des carnages, pas encore.

        A Perros après le deuil on fait face. Les deux sœurs aînées, Lucie et Anna vont aider leur mère à élever les plus petits. Yvon , après son certificat va entrer en apprentissage dans l'aéronavale à Rochefort. Le voilà dans la Royale comme les marins pêcheurs appelaient avec ironie et peut-être un peu d'envie, la marine nationale. Eux, presque tous anciens de la marchande, la marine marchande sont fiers de leur statut d'inscrits maritimes...


Anna va se marier avec Jean Kernoa, mon parrain, ils auront six enfants et s'installeront à Loquéran près de la conserverie Hénaff dont Jean est contremaître. Lucie va trouver un emploi de bonne chez un couple d'instituteurs d'Audierne, monsieur et madame Bernard. Mais un jour monsieur et madame Bernard décident de quitter le Finistère pour le Maine et Loire. Lucie les suivra et s'installera avec la famille à Saumur.

        Excusez cette petit digression elle était nécessaire pour la compréhension de la suite. Nous revoici donc en juillet ou août 1942.

        Comprenant que la situation était difficile à Brest, Lucie avait déjà proposé plusieurs fois de prendre Yvonne avec elle. Mes parents avaient toujours refusé. Ma mère se voyait mal se séparer de sa fille, cette seule idée venait attiser la peine encore bien présente de la disparition de Marie-Louise.

        L'état de notre chambre, la destruction de la maison voisine, la peur...

        Mes parents se résignèrent à ce départ. Son absence allait durer jusqu'en 1945. Nous allions bien quelquefois la voir. Le voyage de Brest à Saumur était à chaque fois une aventure. Les trains ne circulaient que très irrégulièrement. 

        C'est à l'occasion d'un de ces voyages que se forgea mon opinion définitive sur tante Lucie.

        


Nous étions sans doute en mai ou en juin, en 1943 ou 1944. Très vite mon comportement de p'tit zef comme on appelle les petits brestois a déplu, surtout à tante Lucie. Le bruit engendré par mes jeux de garçon, mes cavalcades dans le couloir ou dans les allées du jardin lui sont vite devenus insupportables. Les reproches, les critiques ne manquaient pas, au bout d'un certain temps la vérité se fit jour : je n'aimais pas du tout tante Lucie. Terrible pour un petit garçon de quatre ou cinq ans. Je n'avais jamais eu l'occasion de détester quelqu'un à part les boches que je voyais de temps en temps à Brest.

Après le repas de midi ma sœur et moi nous faisions la sieste, normal pour des enfant de cet âge.

Ce jour-là, à mon réveil , première surprise, Yvonne n'était pas dans la chambre, deuxième surprise je l'entends crier dans le jardin, troisième surprise en arrivant dans le jardin, monsieur Bernard est sur une échelle, Yvonne et tante Lucie sont au pied du cerisier avec un panier plein de cerises...

        Après la surprise, très vite je réalise que l'on a voulu me priver du plaisir de la cueillette. Je vis cela comme la pire des injustices.

        Je n'ai plus qu'un désir : la vengeance ! Et elle sera terrible !

        Monsieur Bernard avait l'habitude de poser des pièges à souris dans le hangar qui lui servait de remise. Les pièges étaient une petite cage avec une ouverture d'un côté c'était comme une nasse de l'autre il y avait une petite trappe que l'on pouvait ouvrir. A l'intérieur un petit morceau de fromage. Le matin il venait ouvrir la petite cage et tuait la souris trop gourmande. Ce matin là le fromage avait disparu, la porte était ouverte...

        Le coupable était tout désigné, et pour une fois, c'est sur, les juges ne commirent pas d'erreur judiciaire.

        La punition ne fut sans doute pas suffisante ou du moins pas assez dissuasive puisque quelques jours plus tard monsieur Bernard ou Tante Lucie découvrirent quelques poires déjà bien formées mais pas mûres du tout, bien accrochées dans l'arbre mais portant toutes des traces de petites dents.

        La coupe était pleine. Il était enfin temps de reprendre le train pour Brest.

        Mes parents s'organisèrent pour que malgré les alertes les bombardements et les difficultés à trouver du ravitaillement notre vie soit supportable.

Quand il faisait beau, de temps en temps, ma mère m'accompagnait chez monsieur et madame Cloarec qui habitaient une petite maison un peu plus haut dans la rue. Pendant que madame Cloarec et ma mère buvait le café et se racontait leurs malheurs, monsieur Cloarec m'emmenait dans le jardin. Il m'expliquait ce qu'il faisait et me faisait participer au ramassage des mauvaises herbes.

        Un jour, au printemps, comme il lui manquait un peu de fumier pour préparer les semis il me proposa de l'accompagner pour voir Frantz. Sitôt dit sitôt fait. Lui poussant la brouette et moi bien installé, les jambes pendantes, en route vers les écuries de Polygone caserne.

        A ma grande surprise je vis sortir de l'écurie un grand soldat qui salua monsieur Cloarec avec un grand sourire.

        Celui-ci remarqua mon effroi, tout doucement il me prit la main et me dit :« n'ai pas peur c'est Frantz, ce n'est pas un allemand, il est autrichien et ne les aime pas plus que nous. »

        Bien plus tard, après la guerre je compris, l'Autriche avait été annexée par l'Allemagne et les autrichiens furent incorporés dans l'armée allemande. Beaucoup d'autrichiens étaient restés fidèles à leur pays et n'acceptaient pas cette annexion. C'était sans doute le cas de Frantz.

        Mes souvenirs de cette époque sont très rares. Un autre souvenir cependant m'est revenu. A la réflexion ce n'est peut-être pas un souvenir, ce sont sans doute mes parents qui m'ont raconté cela, plus tard, après la guerre.

        Mon père avait trouvé quelques astuces pour améliorer l'ordinaire. Il ramenait des chutes de gros cordage et des morceaux de soude caustique de l'arsenal. C'est avec des ruses de sioux qu'il dissimulait son butin, les fouilles étaient fréquentes en passant la porte de Kervalon. Les allemands veillaient au grain.

        A la maison il cachait le cordage et les morceaux de soude caustique avec soin. Mais à quoi pouvait donc servir ces matériaux ? Bonne question ! Il faut connaître un peu les conditions de vie de ces années de privation pour avoir l'explication.

        En fait ces objets apparemment sans beaucoup de valeur étaient très recherchés par les agriculteurs et les agricultrices. Pendant les moissons, les monumentales moissonneuses batteuses n'existaient pas encore en France, encore moins en Bretagne. Les paysans moissonnaient à la faucheuse tirée par un cheval. Derrière la faucheuses des aides suivaient en courant, et liaient les tiges de blé en fagot qu'ils ou, le plus souvent, elles, liaient rapidement avec de la paille, mais de préférence avec de la ficelle, ce qui économisait quelques brins de blé.

        Le cordage rapporté de l'arsenal allait donc se transformer en ficelle. C'était un travail de patience et très méticuleux. Il fallait d'abord défaire le gros cordage en torons puis les torons en brins de plus en plus fins. Pour les rendre plus solides, mon père avait fabriqué un appareil qui permettait de tourner les brins pour en faire une ficelle ou plutôt des bouts de ficelle de la longueur du cordage d'origine. Dernières opérations, nouer les morceaux de ficelle, et rouler la ficelle en pelote !

        Bon, mais la soude caustique ? En ces temps là il n'y avait pas que la ficelle qui était rare, le savon pour la lessive ou pour l'usage quotidien manquait aussi comme beaucoup d'autres produits. En ville comme à la campagne, un peu de graisse, un peu de soude caustique que l'on mélangeait en les chauffant dans un chaudron et le miracle de la saponification s'opérait.

        Voilà donc mon père à la tête d'une fortune en devenir. Il ne restait plus qu'à remplir ses sacoches de vélo et à pédaler pour rejoindre les fermes des alentours, Kervalon, Bohars, Guilers, jusqu'à Saint Renan quand il n'avait pas trouvé assez de client pour écouler son stock.

        L'histoire ne serait pas complète sans une chute.

        Un jour en arrivant dans la cour d'une ferme il aperçoit une femme qui l'observait à travers la fenêtre. Il pose son vélo près du puits et appelle la fermière. La porte s'ouvre à demi :

                    - »Bonjour madame, avez vous besoin de ficelle pour les bottes de paille et de soude caustique pour le savon ? »

                    - »le ficelle peut-être mais tu veux quoi en échange ? »

                    - »Ce que vous pouvez, du beurre, un peu de cochon, mais la soude est pure vous savez. »

                    -« Montre un peu ta soude."

        Le temps que mon père sorte sa marchandise de ses sacoches, la fermière est sortie sur le seuil de sa maison.

                    - « Hop pala  ! Mais c'est des cailloux que tu as ramassé sur la route, tu vas pas me tromper tu sais ? »

                    - »Mais non, ce sont des morceaux de soude caustique, si t'as pas confiance, coupe toi un peu le bout du doigt et tu vas voir si c'est un morceau de caillou."  

        Sitôt dit, sitôt fait, la fermière va chercher un couteau et revient avec une petite coupure au bout du doigt, mon père lui frotte la soude sur la plaie.

                    - »Ho ma doué, ça pique ça brûle » s'écrie notre fermière incrédule en courant autour du puits pour chercher le seau et y tremper sa main .

        Je ne sais pas si mon père est parti de cette ferme avec un peu de beurre mais il riait encore en racontant cette histoire.

        Nous étions en 1943, la vie devenait de plus en plus dure à Brest. Les bombardements n'avaient pas cessé, ils devenaient de plus en plus fréquents depuis le début de l'année faisant de nombreuse victimes civiles. Régulièrement des ordres d'évacuation avaient été ordonnées par la préfecture. Madame Boucher, notre voisine avait fait partie d'un convoi de réfugiés vers le Loir et Cher.

        En août, un nouvel ordre est publié, désormais seules les personnes utiles au fonctionnement des services publics étaient autorisés à rester dans la ville.

        Mes parents prirent la route pour se réfugier à Logonna-Daoulas chez ma grand-mère.

        C'est un nouveau chapitre de notre vie qui commence. J'ai un peu plus de quatre ans, mes souvenirs deviennent plus nombreux, plus précis aussi, même si je dois l'aider de temps en temps par quelques recherches!

        


Ma grand-mère habitait la maison qu'elle et son mari avait fait bâtir au Moulin à Mer. Mon grand-père y avait grandement participé.

        Elle était construite en pierre de Kersanton, une pierre proche du granit mais réputée par sa dureté et sa couleur particulière. C'est pour ces particularités qu'elle était choisie pour ériger des bâtiments publics, comme le phare d'Eckmûhl.

        Elle était extraite de carrières proches du Moulin à Mer, au bord de la rivière de l'Hôpital Camfrout. Avec l'aide d'un agriculteur, mon grand-père avait récupéré des chutes de la taille de la pierre pour fournir aux maçons le matériau nécessaire à la construction.

Elle se situait au-dessus du port du Moulin à Mer, juste au pied du sommet de la colline coiffée des ruines d'un vieux moulin à vent.

On appelait cette colline Vilavel ou vilin avel , c'est à dire, vous l'avez compris, moulin à vent, en breton du Léon.

C'est une maison très simple, au rez de chaussée on y entrait par un couloir. A gauche se trouvait la pièce à vivre au sol en terre battue. Au fond de la pièce une cheminée servait pour le chauffage, à côté il y avait une petite cuisinière. À droite, contre le mur se trouvait le lit de ma grand-mère. Au pied du lit, luxe suprême, un petit évier servi par un robinet d'eau froide relié par un tuyau à la citerne qui se trouvait de l'autre côté du mur, à l'extérieur.

A gauche, contre la fenêtre, une grande table, de chaque côté, un banc, l'un d'eux était la huche à pain. A droite du couloir, une pièce avec un plancher servait de chambre.

Au fond du couloir un escalier conduisait à la grande pièce du premier étage dessous le toit.


Ma grand-mère vivait là avec ses deux plus jeunes enfants, Marie-Thérèse et Roger. Eugène, un autre frère de ma mère était là également. Le dimanche je devais l'accompagner à l'église du bourg avec Roger et Marie-Thérèse.

Le matin, il y avait la grande messe, et puis l'après-midi il fallait remonter au bourg pour les vêpres. Je n'ai pas que des bons souvenirs de ces expéditions même si j'étais très intéressé par la liturgie et les sermons en breton. C'est surtout la route et les petits chemins creux qui me paraissaient très longs. La grande route par Le Cosquer ou par Rumenguy en passant par un  raccourci, un petit chemin creux, qui raccourcissait juste un peu.

Quelquefois cependant des événements m'évitaient le déplacement.

J'étais sujet à des maux de ventre causés par les vers, souvent le dimanche! Il existait bien un remède mais la guérison n'était pas immédiate. Ma grand-mère disposait d'une vaste pharmacopée. Contre les vers le remède consistait en un collier de gousses d'ail à porter nuit et jour jusqu'à l'empoisonnement de ces fichues bestioles. Pas question, bien entendu d'aller arborer ce bijou malodorant à la messe du dimanche !

Parmi mes souvenirs beaucoup sont liés au Moulin à Mer, et à la grève de Porzh Don. Pour aller au port du Moulin à Mer il suffisait de suivre le petit chemin juste en face de la porte du jardin de la maison. On descendait dans le bois jusqu'au deux petites maisons qui dominaient la route et l'étang du Moulin à Mer. 

J'adorais ce paysage, le grand bâtiment du moulin au bord de l'étang, et juste à droite, le port de pêche. A marée haute, en fin de journée, les grands sloops coquilliers à la coque noire et aux voiles rouges revenaient de la pêche. Les équipages débarquaient les sacs de coquilles sur la cale, le mareyeur les attendait pour la pesée. Souvent c'était monsieur Madec, le propriétaire de la conserverie de coquilles saint jacques qui se trouvait juste au début du petit chemin qui reliait la route du moulin à mer à la maison de ma grand-mère. Monsieur Madec était aussi le maire de Logonna.

A marée basse ce qui dominait c'était le fond vaseux du port, les annexes couchées sur le flanc n'attendaient que l'assaut des pirates de mon âge... J'ai encore le plaisir de la vase entre mes doigts de pied ! Selon ma mère j'étais tout le temps fourré à la grève ce qui, toujours selon elle, avaient de fâcheuses conséquences sur mon trousseau. Assez souvent je revenais sans chaussettes, une fois même sans chaussures, la mer était montée trop vite... Cette fichue marée !

Pour aller à Porzh Don on prenait le petit chemin à droite en sortant du jardin, il nous conduisait à travers un bois de pins jusqu'à la grève. Avant d'y arriver nous dépassions une ruine couverte de lierre. Ce lieu vit encore à travers la souvenir des histoires que me racontaient ma mère sur son enfance. Et elle savait les raconter ces rimadellous, ce qui signifie en breton du Léon des contes.

Elle avait un langage bien à elle qui nous transportait, ni français, ni breton, non, c'était de « l'enjolivais ».

Cette maison avait appartenu à ses grands parents maternels, les Hernot. Le grand père, marin pêcheur, n'était pas toujours très solide sur ses jambes quand il revenait du port. Un jour il avait rapporté chez lui un merle pas très en forme. Paraît-il, mais est-ce l'effet de l'enjolivais ou pas, que la grand mère lui avait appris à « parler ». Quand le grand-père entrait le soir avec un peu de vent dans les voiles le merle se mettait à crier d'une voix éraillée : « Té zo méo, té zo méo, té zo méo ! »

Ce qui en breton, vous l'avez deviné signifie : »Tu es saoul, tu es saoul, tu es saoul ! ».

Autant que son équilibre lui permettait le grand père essayait de donner des coups de casquette à cet insolent volatile.

Je ne suis jamais passé à côté de ces ruines sans penser à ce merle complice de mon arrière grand-mère. Mais il fallait quelquefois éviter la grève de Porz Don. Les soldats allemands en faisaient parfois leur terrain d'exercice. De la maison on entendait les tirs de mitraillette et les explosions de leurs grenades !


Roger et Marie -Thérèse avaient quelques années de plus que moi et ils n'aimaient pas trop s'encombrer de moi. Pas question d'associer un moutard à leurs virées. Une fois pourtant je fis partie de l'expédition. Ils étaient amis à l'un de leur voisin. Tous les trois, tous du même âge, 12 à 13 ans , avaient l'habitude d'emprunter une barque, quand les pêcheurs n'étaient pas là. Cette fois là ils m'avaient admis dans leur confrérie.

C'est donc à quatre que nous avons embarqué dans l'annexe. Roger se servait de l'aviron pour godiller, Marie-Thérèse avait ouvert le parapluie emprunté à la mère de l'autre matelot. Assez vite nous avons dépassé les sloops au mouillage, et vogue la galère vers le large. Le vent était assez fort, pas trop mais assez quand même pour qu'une rafale embarque le parapluie ! Catastrophe !

A la godille Roger nous ramena au port. A terre il fut décidé d'accompagner le matelot pour essayer d'expliquer la perte du parapluie. Courageusement je me tenais derrière l'équipage.

La propriétaire du parapluie n'apprécia pas du tout les explications de son fils. Elle était en pleine séance de repassage, elle tenait à la main le fer à repasser, pas un fer comme aujourd'hui, un vrai fer à repasser à la semelle de fonte que l'on faisait chauffer sur la cuisinière.

Très vite la tension est montée et le fer a volé vers le copain de Marie-Thérèse et Roger.

Ce fut la débandade!

Difficile d'évoquer cet époque sans reparler des allemands, des « boches » comme on disait. Ils occupaient les bâtiments du moulin à mer. Les hommes de troupe dans le moulin, les officiers dans le grand pavillon attenant.

Pas question bien sûr de s'approcher de cette caserne. Mais du port on pouvait les voir. Dans le pavillon où vivaient les officiers, une femme, madame Michaut, une « sale collabo », selon mon oncle Eugène, y vivait avec le commandant de la garnison. Elle avait un enfant, un garçon de mon âge ou presque. De loin je le voyais jouer avec les soldats, quelquefois il venait jusqu'au port, accompagné par une sentinelle qui le suivait en courant, lui pédalant à toute vitesse sur un vélo rouge. Un superbe vélo rouge.

Quelquefois les choses prenaient une allure plus dramatique. Mon père et quelques marins pêcheurs partaient de temps en temps à bord d'un sloop coquiller. Une fois ils avaient remonté l'Aulne jusqu'au pont de Térénez. Après avoir amarré le bateau ils montaient à travers les bois qui longeaient la rivière jusqu'au sommet de la colline. Ils allaient dans les fermes qu'ils connaissaient pour trouver quelques provisions, du beurre, de la viande.

Cette fois-ci la récolte avait été fructueuse.

Le soir, bien chargés de victuailles, ils rapportaient même un demi cochon, ils revenaient au bateau. Peinant à descendre le chemin en pente ils ne n'avaient aucune idée de la surprise qui les attendait en bas du pont de Térénez. Une patrouille allemande s'était installée sur le bateau.

Après avoir confisqué les provisions les soldats s'étaient intéressés au cas de mon père . Ils mettaient en doute son statut d'ouvrier de l'arsenal. L'interrogatoire dura une partie de la nuit. Mon père était persuadé qu'ils allaient l'arrêter, ils ne voulaient pas croire qu'il avait été prisonnier en Allemagne et qu'il avait été libéré. Ils le menaçaient de le renvoyer là-bas au STO, le Service du Travail Obligatoire, cadeau du gouvernement de Vichy aux nazis.

Finalement au matin ils purent reprendre la mer et rentrer à Logonna sans les provisions qu'ils avaient eu tant de mal à négocier.


Dans la tribu qui vivait dans la maison il y avait Eugène, l'un des frères de ma mère. Mon oncle Eugène m'aimait bien et j'étais content quand il prenait un peu de temps pour s'occuper de moi. Il connaissait tous les secrets de la nature. Il reconnaissait les oiseaux à leurs chants . Il savait le nom des plantes, en breton et en français.

Mais surtout il savait fabriquer des bateaux en écorce et des instruments bizarres. Un jour il me fabriqua une arme absolument fatale : un bistrac ! Cet objet mystérieux nécessitait de trouver une belle branche de sureau et une autre de noisetier. Nous voilà donc parti sur la piste de ces précieux matériaux, on ne cherchait pas très longtemps.

Revenu dans son atelier, une petite cabane en bois derrière la maison, il a coupé un morceau bien droit dans la branche de sureau. Avec un outil spécial de son invention il a vidé la branche de sa moelle. Il m'expliquait toutes les opérations de fabrication me montrant comment le trou était régulier et bien nettoyé de toute trace de moelle. Puis dans la branche de noisetier il a taillé une longue tige. Débarrassée de son écorce la branche devait coulisser dans l'âme du morceau de sureau mais en forçant un peu.

Les essais pouvaient commencer. Un morceau de moelle de sureau dans l'âme de l'arme fatale, la tige de noisetier bien appuyée contre le ventre et, paf, un grand coup, la moelle était éjectée à la vitesse de la lumière à au moins deux ou trois mètres. Enfin presque.

L'accès de la cabane atelier de tonton Eugène était réservé à ces travaux guerriers. Je n'aimais pas y aller tout seul. Dans une petite cage mon oncle gardait une affreuse petite bête aux yeux rouges et aux dents bien acérées : un furet. Il était chasseur, enfin pas un vrai, avec un fusil dont la détention était interdite. Plutôt un braconnier. Il savait où trouver des lapins de garenne. 

Juste au-dessus de la maison, près du vieux moulin dans cette région sauvage, « le vilin avel », les lapins vivaient dans des terriers qui formaient tout un réseau. Tonton Eugène savait où se trouvaient les sorties du réseau. Après avoir placé des collets à presque toutes les sorties il faisait entrer son furet dans une entrée. Affolés les lapins fuyaient et se prenaient dans les collets.

C'est sans doute pour cela que j'ai toujours eu quelques doutes sur la mission de protection de la nature des chasseurs. Mais à cette époque le produit de la chasse de tonton Eugène était apprécié de tous.

La guerre continuait. Le débarquement avait eu lieu. Les allemands devenaient de plus en plus nerveux. Plus question d'expéditions de ravitaillement. Le soir les adultes montaient du côté de « vilin avel » pour voir le ciel tout rouge du côté de Brest qui brûlait sous les bombardements.

Un jour, Le grand jour, arriva, mais ce fut d'abord la panique !

Les allemands quittaient le Moulin à Mer pour rejoindre Brest. Mais avant ils avaient commencé à brûler les maisons près du port, à cent mètres de la maison de ma grand-mère. Toute la famille était cachée près du vieux moulin. Mais paraît-il que l'on entendait leurs cris, ils montaient le petit chemin dans le bois, encore quelques minutes et ils brûleraient notre maison.

Une sirène, on entendit une sirène, celle qui les appelait à l'embarquement. Notre maison ne brûlerait pas !.

Et puis ce fut la ruée, à peine les incendies éteintes tous les adultes se sont précipités vers le moulin à mer abandonné. Les adultes et les enfants !

Je n'étais pas le dernier, j'avais un objectif, le vélo rouge ! Hélas il n'était plus là.

Tout Logonna semblait s'être donné rendez-vous. Certains avec des brouettes,d'autres avec des chaarettes. Des couvertures, de la literie, quelques armoires, le soir le moulin était vide.

Mon père qui avait été l'un des premiers pirates était tombé sur une superbe boîte à outils. Il l'avait caché dans le bois avant de repartir chercher d'autres trésors. En revenant à la maison il chercha en vain la boîte à outils, le « voleur » avait été volé.

Nous étions en août 1944, tout le monde attendait les américains, nos libérateurs.

Ils sont arrivés un matin tout près de chez ma grand-mère, dans le petit bois, qui descendait jusqu'au port. Des camions, des engins avec des canons et des jeeps et plein d'américains. Je n'ai pas résisté longtemps pour aller les voir. Ma première visite a laissé un très mauvais souvenir à ma mère. Pas très rassurée de me voir disparaître dans le camp des américains, elle fut épouvantée en me voyant revenir. Je n'avais plus un cheveu sur la tête, couverte d'une poudre blanche pas très esthétique !

Dans leur souci d'hygiène les GI avaient appliqué des consignes très strictes : pas de contact avec des sources possibles de contagion. La poudre blanche était du DTT le même produit ou à peu près que celui utilisé par les agriculteurs des grandes plaines des USA contre les insectes et autres parasites pour protéger leurs cultures. Elle était, selon eux parfaitement adaptée au traitement prophylactique des indigènes..

Maintenant que j'étais tondu et ne présentant plus de risques pour l'armée américaine je fus adopté par la compagnie.

Très vite l'un des soldats, Louie, me prit sous son aile. Mon jeu préféré était grimper dans les véhicules, le GI me prenait avec lui pour conduire une jeep entre les arbres du petit bois.

Mais ils ne restèrent pas très longtemps, il fallait libérer Brest et le reste de la France. Avant de partir mon nouvel ami me donna un billet de 100 francs qui ressemblait à un billet d'un dollar. Il l'avait dédicacé en le signant « Louie, 1944, NY » Je l'ai toujours gardé précieusement.


Le 19 septembre les allemands se rendirent, Brest était libre. Il était temps d'y retourner.


Notre maison avait été détruite comme beaucoup dans le quartier. Brest avait connu tant de bombardements que sur 16 000 maisons et immeubles avant la guerre, il n'en restait plus environ que 2 000. Les conditions d'accès et de circulation n'étaient pas faciles, le pont de Plougastel n'existait plus, celui de Recouvrance reliant Brest-même et la rive droite de la Penfeld était détruit. Il ne restait plus que le pont Gueydon, appelé le « pitit pont » par les brestois qui traversait la Penfeld pour rejoindre Recouvrance et Saint-Pierre Quilbignon. Il était constitué par des petites barges flottantes attachées les unes aux autres.

Je ne ne sais pas trop quand nous avons rejoint notre quartier : fin 1944 ou peut-être début 1945...

Mon père nous avait trouvé un petit logement chez monsieur et madame Toullec, rue de l'Yser dans le quartier de Kerbonne. 

Les propriétaires et leur fils vivaient au rez de chaussée, nous avions l'étage pour nous, juste sous le toit. Nous y sommes restés quelques temps, en attendant que mon père mette en état un appartement 42 route de Guilers loué par monsieur et madame Pochart, juste au-dessus de leur boucherie.


Parmi tous mes souvenirs de cette époque celui qui me revient en premier c'est le retour d'Yvonne de Saumur. Nous étions à nouveau quatre. Je me souviens de nos jeux, elle était ma squaw préférée, « Petite fleur de patate ». Bien entendu je ne pouvais qu'être le grand sorcier de la tribu...


De monsieur et madame Toullec je n'ai aucun souvenir mais leur fils était très désagréable. Il buvait beaucoup et ses retours à la maison étaient quelquefois très bruyants. Il n'avait pas bien accepter notre venue et plus particulièrement celle d'enfants. Les rares fois où nous le croisions il nous faisait peur. Un soir le grand sorcier et sa squaw préférée lui ont tendu un piège, un vrai, avec de la ficelle en travers de l'allée dans le jardin. Il n'a pas apprécié de se trouver le nez dans le sable...

Nous avons attendu les représailles avec angoisse, mais à part quelques remarques désagréables de face pâle, rien, pas une seule contre attaque...


Le quartier de Kerbonne était celui de l'église et du patronage. Le jeudi, jour de congé, nous allions jouer au patronage. Dans le programme de l'après-midi il y avait la séance de cinéma muet, c'est là que j'ai fait connaissance avec Laurel et Hardy, Tintin et Milou dans des séries de dessins fixes.

En revenant du patronage, juste avant de rentrer à la maison, les garçons faisaient quelques parties de « ruse culottes » sur l'abri de l'église. Pendant la guerre les habitants du quartier étaient appelés par la Défense Passive à s’abriter dans cet abri quand les alertes de bombardements retentissaient. L'entrée de l'abri était protégée par une construction en ciment dont le toit en ciment lui aussi descendait jusqu'au sol. Maintenant c'est ce toit qui nous servait de terrain de glissades.


Mon meilleur souvenir c'est sans aucun doute celle d'une maladie merveilleuse... la scarlatine ! Une maladie qui a fait mon bonheur pendant quarante jours. Quand on avait la chance d'avoir des boutons partout le verdict était merveilleux : exclusion de l'école pour ne pas contaminer les autres enfants pendant quarante jours.

Résultat, pas d'école, mais surtout, le plaisir de profiter de ma mère, rien que pour moi. Quand il faisait beau nous allions nous promener dans un petit bois du côté de la Grande Rivière. Le bonheur...

Le jeudi c'était aussi le jour où ma mère se levait de bonne heure pour aller jusqu'à la gare routière. Ce n'était pas une partie de plaisir, les transports en commun n'existaient plus. Elle devait arriver de bonne heure à l'arrivée du car de Logonna.

Ma grand'mère nous envoyait du beurre qu'elle confiait au chauffeur du car. Le trajet aller-retour lui prenait toute la matinée. Pour Yvonne et moi c'était la fête, elle nous rapportait des illustrés, pour Yvonne, Lisette et pour moi Vaillant, l'ancêtre de Pif le chien.


Et puis il y a eu les grandes fêtes de la Libération et de l'armistice du 8 mai 1945. Les gens qui souffraient des difficultés matérielles dues au rationnement des marchandises de première nécessité ont éprouvé le besoin de faire la fête.

Je me souviens en particulier d'une soirée cinéma. Nous étions partis de bonne heure de la maison, le cinéma, le Vox, se trouvait près de la place de la Liberté, au centre de Brest. Le film était magnifique, « Quand passent les cigognes », un film de guerre qui racontait la lutte des partisans russes contre les nazis. Longtemps j'ai revu et je revois encore la cime de ces bouleaux qui tournaient, qui tournaient au-dessus du partisan qui allait mourir allongé sur le sol de la taïga, si loin de sa belle fiancée... Je crois bien que c'est la séquence finale du film, preuve que je n'ai pas dormi !


C'est à cette époque que j'ai connu ma première grande fête de famille ; le double mariage de mon oncle Pierre avec Germaine Cottour et celui de ma marraine avec Jean-Louis Cottour, le frère de Germaine. Les noces se sont déroulées à Ploujean, près de Morlaix, dans la ferme des Cottour. Quelles journées ! Une vraie noce bretonne, et quels repas ! La famille Cottour avait mis les petits plats dans les grands. Les repas s'éternisaient, les plats se succédaient, entre chacun d'eux il y avait les chansons. Mon père en connaissait quelques unes en français et en breton, entre autre « J'ai deux grands bœufs dans mon étable. ». C'est à cette occasion que j'ai entendu pour la première fois "le chant des cerises".

C'est aussi à ces noces que les petits paysans de la famille ont voulu faire une farce au gars de la ville, le petit zef ! Ils m'ont fait fumer un mégot de cigare qu'ils avaient trouvé par là. J'ai rendu tripes et boyaux ; Ma mère m'a couché avant la fin de la fête dans un lit clos, le meuble des toutes les fermes du Léon, une espèce de boîte posée sur un grand banc, rempli d'édredons et qui se fermait par des petites portes coulissantes finement sculptées.

Le lendemain la fête a recommencé mais pas trop tôt, tout le monde était fatigué, cette fois-ci après bien des bolées de cidre et plusieurs coups de gnole que les dames goûtaient en y trempant un sucre, les hommes s'affrontèrent dans les jeux bretons, en particulier la lutte bretonne qui se faisait à mains nues, dans la cour de la ferme. Je ne vous dis pas l'état des costumes à la fin des joutes !


Et puis mes parents ont décidé de retourner dans leur quartier. Monsieur et madame Pochart avaient emménagé dans leur maison neuve qui n'était pas tout à fait finie, la boutique au rez de chaussée n'était pas terminée.

Notre nouveau royaume au deuxième étage de l'immeuble se composait de deux pièces, on y entrait par la grande pièce qui servait de cuisine, de salle à manger et de chambre pour Yvonne et moi. A côté se trouvait la chambre de mes parents. Un escalier extérieur en pierre conduisait à un petit palier. Avant qu'on emménage mon père y avait construit une petite véranda. Sur le palier du premier étage, à l'extérieur de trouvait la cabane en planches des WC. Nous avions l'eau courante sur l'évier.

Quand je parle de royaume ce n'est pas par ironie, j'ai gardé de bons souvenirs de ce nouveau logement. Des bons et des moins bons !

Mon père avait rapporté de captivité un engin de torture dont il était très fier : une tondeuse, une vraie, en acier de Solingen ! A vous ça ne dit rien mais je vous invite à faire un petit détour vers wikipédia. Vous y découvrirez que depuis le moyen âge cette ville est réputée pour fabriquer les meilleures lames du monde, couteaux, poignards, ciseaux et... et... des lames pour les tondeuses choisies par les meilleures coiffeurs de l'univers !

Inutile donc de tourner autour du pot, l'outil était d'une qualité exceptionnelle. On ne peut en dire autant du coiffeur il avait oublié de demander le mode d'emploi!

De temps en temps quand mes cheveux commençaient à dépasser la longueur acceptable l'apprenti coiffeur décidait qu'il fallait y passer. Assis sur une chaise j'attendais l'exécution. J'entendais le clic-clic de la tondeuse de Solingen, le supplice commençait. Un coup, deux coups, peut-être trois et hop mon père tirait un coup sec. Ce que les lames merveilleuses d'Allemagne n'avaient pas coupé son coup de poignet père l'arrachait...

Ma mère intervenait, « Yvon, tu lui fais mal », rien n'y faisait , la mauviette pouvait bien crier et pleurer il fallait terminer le chef d’œuvre.

Même en temps de paix ces « sales boches » continuaient de sévir !


La guerre était encore très proche, plus sur le terrain, même pas dans ma petite tête de ptit zef, mais dans nos corps. Mon père était revenu d'Allemagne avec des ulcères de l'estomac. Les chirurgiens ne lui avait laissé qu'une petite partie d'estomac. Les privations avaient durement marqués ma mère, elle commençait déjà à souffrir de ses hanches. Dans les années à venir elle allait subir plusieurs opérations pour des prothèses des hanches. Son cœur n'était pas non plus très vaillant. Le petit zef avait profité plus d'une fois de la nourriture que lui laissait sa mère, mais le médecin, le docteur Lucas, avait tranché, « ce gamin souffre de rachitisme, il va falloir qu'il se remplume, huile de foie de morue, une cuillerée à chaque repas, un peu de quintonine ne lui fera pas trop de mal non plus ».

 Cela ne m'empêchait de vivre ma vie, un peu trop selon ma mère qui craignait les conséquences de mes turbulences.


Elle avait bien raison. Un jour, pour je ne sais plus quelle raison, une question d'honneur certainement, un cas de conscience, et me voilà embarqué dans une dispute qui allait dégénérer en bagarre. Le gars, pas rachitique du tout, bien enveloppé même, me dépassant d'une bonne tête, se trouva brutalement dans le fossé, moi, assis sur lui et le bourrant de coups, lui arrachant ses vêtements de très grand prix, c'est du moins ce qu' a prétendu sa mère...

Mais, attendez la suite...

Quand je rentrai à la maison ma mère était furieuse, mes vêtements, pas de grand prix, ne valait plus grand-chose !

Le soir nous étions à table quand des cris furieux retentirent dans la véranda. La porte s'ouvrit d'un coup, une énorme dame se tenait sur le palier.

-« Où se trouve la brute qui a presque tué mon fils ? Je veux le voir immédiatement ». Derrière elle se serrait la victime autant qu'il pouvait mais il était presque aussi grand que sa mère.

Malgré la gravité de la situation ma mère ne put s'empêcher de sourire.

-« C'est mon fils qui a battu votre fils là ?  Viens Jean-Pierre.»

Quand madame Bozec découvrit le rachitique qui avait assassiné son petit chéri elle se retourna d'un seul coup et …

Le pauvre reçu une gifle monumentale autant pour s'être laissé rosser par un minable avorton que pour la honte qu'il faisait subir à sa propre mère.

Quant à moi, c'est mon père qui s'occupa de moi et ce ne fut pas tendre non plus, même si c'était bien mérité.


Notre situation matérielle s'améliorait petit à petit. Mon père avait trouvé un bout de terrain à louer, et il jardinait le soir en revenant de l'arsenal. Pommes de terre, poireaux et autres légumes amélioraient bien l'ordinaire. Mais un jour tout s'arrêta. Un soir alors qu'il arrivait au jardin il trouva un homme qui arrachait les pommes de terre. Il cria et se précipita sur le voleur et le maîtrisa. Que se passa-t-il alors, c'est monsieur Pochart qui l'a raconté à ma mère.


Alors qu'il conseillait à mon père de porter plainte, celui-ci lui répondit «  je vais quand même pas envoyer en prison un homme qui encore plus malheureux que moi pour voler des pommes de terre. » On n'ajoute pas la honte à la misère.


Fin de l'expérience agricole !

Début de l'aventure maritime...

L'appartement du premier étage était vide. Très vite mon père en fit son atelier. Il y fabriquait des cercles pour pêcher les araignées au printemps. Les temps étaient difficiles mais la pollution et les changements climatiques n'avaient pas encore sévis. Au printemps les jeunes araignées, les crabes mousse, se dirigeaient en longue colonne le long des côtes.

Mon père préparait donc ses engins de pêche pour, selon lui, les « asticoter ». Pour cela il avait récupéré trois roues de vélo. Maintenant, dans son atelier avec de la ficelle maison au plutôt « récup » de l'arsenal il « tricotait » des filets pour transformer les roues de vélo en haveneau sans manche, ces fameux cercles !

Les beaux jours revenus, à bicyclette d'abord, puis plus tard, sur son solex, chaque printemps il partait de bonne heure jusqu'à la côte, sur les rochers de Trégana pour, toujours selon lui, « ravager » les farandoles d'araignées de l'année, les fameux crabes mousse.

Quelques jours avant, toujours à bicyclette ou en solex, il avait transporté ses trois cercles et les avait déposé dans dans une ferme de Trégana. A l'époque la désertification rurale n'avait pas encore frappé. Il y avait une bonne dizaine de petites fermes au-dessus de Trégana.

Et depuis un rocher il lançait ses cercles lestés d'un caillou et garnis de quelques têtes de poisson.


Après quelques lancers, son cageot bien rempli il fallait reporter les cercles dans la ferme, se délester de quelques crabes mousse pour remercier les paysans, revendre le reste de la pêche chez quelques connaissances et direction l'arsenal pour prendre le boulot à huit heures !


Nous reviendrons à cette aventure mais les événements nous obligent à différer la suite de cette histoire.


La Grande Histoire intervint brutalement le 28juillet 1947, en pleines vacances d'été.


J'étais tranquillement assis sur le bord de la fenêtre de l’échoppe de Goulven le cordonnier, juste en face de chez nous. Goulven était un monsieur de l'âge de mes parents ou même un peu plus âgé.

Depuis quelques temps j'avais fait sa connaissance. Il ne bougeait pas beaucoup de son atelier. Il avait du mal à se déplacer et présentait une infirmité qui devait attirer les sarcasmes, il était bossu. C'était un très gentil monsieur, très aimable avec tout le monde. Il m'avait adopté non pas comme confident, mais il aimait ma compagnie et moi la sienne. Il ne me serait pas venue à l'idée d'entrer dans son domaine. Pour cela il aurait fallu passer par la mercerie de ses deux sœurs, deux vieilles filles qui, elles ne m'aimaient pas beaucoup.


Bref, ce jour là comme les autres jours nous étions en grande conversation, lui dans l'atelier et moi sur le rebord de la fenêtre qui éclairait l'échoppe.


Depuis le début de l'après-midi un panache de fumée de 1500 mètres recouvrait la ville et ses environs. Un bateau était en feu au port de commerce. Paraît-il qu'il menaçait d'exploser et que la marine essayait de l'emmener au large.

Tout à coup, vers 17 heures 30, on entendit une formidable explosion et je me retrouvai dans l'échoppe sur les genoux de Goulven !


L'Océan Liberty, un cargo norvégien venant de New York et transportant du nitrate d'ammonium venait d'exploser dans la rade de Brest provoquant de nombreuses victimes, dont 26 morts et plusieurs centaines de blessés. Les huit mille ouvriers qui participaient à la reconstruction de la ville n'avaient pas encore achever de déblayer les ruines de la guerre que dans tous les quartiers aux alentours du port de commerce les maisons et les immeubles étaient détruits ou fortement endommagés. Près de la gare on retrouva des morceaux du bateau pesant plusieurs tonnes. La toute nouvelle cité commerciale qui longeait l'avenue Clémenceau qui relie la gare à la place de la Liberté était entièrement rasée. Construites de baraques en bois elle permettait aux Brestois d'avoir accès au mobilier, aux vêtements et à tous les ustensiles qui leur était nécessaire pour redémarrer leur vie.

Au port de commerce une vague de cinq mètres recouvrit les quais et les rues.

La guerre s'était rappelé à notre souvenir.


Comment reprendre le récit de notre vie quotidienne après un tel choc ?


Pourtant la vie a repris, petit à petit, le centre commercial a été reconstruit, les milliers d'ouvriers ont recommencé à déblayer les ruines de la rue de Siam et des rues adjacentes .


Quant à moi, c'est au mois d'août que je suis parti pour la première fois en colonie de vacances. Il avait été entendu avec ma tante Lucie qu'Yvonne passerait une partie des vacances à Saumur. Mes parents avaient trouvé équitable que je puisse aussi partir en vacances. Quelle idée !

Les services sociaux de la marine et de l'arsenal organisaient des colonies de vacances pour les enfants des marins et des ouvriers de l'arsenal. Les plus jeunes dont je faisais partie allaient à Lilia. Cela ne m'a pas emballé mais bon, j'ai bien aimé les jeux, les promenades et surtout les baignades.

L'année suivante, changement de décor, j'étais avec les moyens. Direction Camaret. Le voyage avait été formidable, nous avions pris le bateau au port de commerce. C'était une péniche de débarquement aménagée, avec la grande porte qui s'ouvrait à l'avant …

Arrivés au port des camions militaires nous ont trimballé jusqu'à la colo à Lagatjar, c'était une ancienne caserne qui avait été occupée par les boches peu d'années auparavant.

Là aussi ils ont laissé de très mauvais souvenirs. De la colo on pouvait voir les ruines du manoir du poète Saint Paul Rox. C'est là que s'illustrèrent les nazis. Un jour alors que Saint Paul Roux était parti à Camaret, un soldat s'était introduit dans le manoir et avait violé et assassiné Divine, la fille du poète. Et puis quelques semaines après, alors que Saint Paul Roux avait quitté Lagatjar, d'autres soldats ont incendié le manoir. Cette terrible histoire a inspiré le roman de Vercors, « le silence de la mer ».


Au-début tout allait bien. La découverte des environs, les alignement de menhirs à la porte du camp, les pointes de Pen Hir et du Toulinguet, les plages et les grèves où nous allions nous baigner.

Mais le vendredi les monitrices nous expliquèrent le programme du week-end. Les colons seraient divisés en deux groupes, ceux dont les parents avaient coché la case « messe » dans le dossier d'inscription et les autres. Les autres c'était moi et quelques enfants de mécréants !

Le samedi après midi les premiers allaient à confesse à l'église de Camaret, les autres restaient au camp. Le dimanche les premiers allaient à la messe et les autres faisaient le ménage toute la matinée dans les chambres et ramassaient les papiers autour des bâtiments.

La deuxième semaine, même programme...

La troisième semaine je me déclarais croyant et je fis partie des privilégiés. Mais les choses se compliquèrent rapidement. Le curé de Camaret n'apprécia pas du tout mes compétences catéchistiques. Il s'en plaignit aux monitrices qui en furent fort marries !

Après un jugement rapide je fus déclaré coupable et condamné aux corvées du dimanche matin et suprême affront, à être privé de dessert !

Le soir venu je pris mes clics et mes clacs direction le port de Camaret où j'espérais trouver une annexe et son aviron pour rentrer à la maison!

Le matin je fus retrouvé sur la grève près des chantiers navals et de la tour Carrée endormi au fond d'une embarcation.

Ceci mit un terme définitif aux colonies de vacances. L'année suivante je ne fis jamais partie des grands qui allaient à Bertheaume.

Mais ma mère chercha une autre solution pour que je parte en vacances. L'épicier du quartier, monsieur Bouguennec, qui avait entendu ma mère regretter que son petit chéri ne partirait pas en vacances lui proposa un plan d'enfer !






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